L’entreprise à l’aune de la frugalité heureuse

Soumis par agathe.renac le

L’entreprise à l’aune de la frugalité heureuse

    Certains parlent d’« équation complexe à résoudre », d’autres de « quadrature du cercle » : comment limiter l’utilisation des ressources planétaires alors que la population, le niveau de vie et la consommation ne cessent d’augmenter dans le monde ? Virginie Raisson-Victor, géopolitologue, prospectiviste et Présidente du Giec Pays de la Loire interroge pour nous la notion de sobriété du point de vue des entreprises et de l’économie.

Le 6 octobre dernier, le Gouvernement français a présenté un plan de sobriété énergétique, avec un appel à la mobilisation des entreprises. Que vous inspire cette notion de sobriété ?

Compte tenu de l’épuisement de la biosphère, elle me parle beaucoup, bien sûr. Ce qui est plus étonnant, en revanche, c’est de voir que la sobriété est devenue vertueuse alors qu’il y a quelques mois encore, elle était économiquement taboue… Et si c’est la géopolitique qui, cette fois, l’a imposée avec l’arrêt quasi-total des livraisons de gaz russe à l’Europe, la sobriété devient aussi un exercice incontournable pour faire face à la finitude des ressources planétaires. De toutes les façons, nous sommes obligés de consommer moins d’énergie et de matières premières. Donc, même si c’est difficile pour les entreprises de revoir leurs modes de fonctionnement en très peu de temps (baisse du chauffage, révision des horaires de fonctionnement, etc.), ce qui est positif, c’est qu’une fois que la sobriété est engagée, elle devient plus facilement durable ! Car les entreprises auront envie de pérenniser leurs efforts et leurs économies.

Face à l’urgence climatique, la sobriété suffit-elle ?

Non, nous allons être obligés d’aller plus loin. Car le problème, c’est la rareté des ressources en général, qu’il s’agisse des énergies fossiles, de l’eau, des minéraux ou encore des terres arables. La sobriété représente une étape de la transition écologique, mais elle ne suffira pas.

Prenons l’exemple du CO2 : pour décarboner l’économie et atteindre la neutralité en 2050, il ne suffira pas de baisser le chauffage ou de mettre des pulls ! Il faut passer à d’autres modèles de production qui nécessitent moins d’énergie et d’extraction des ressources. D’ailleurs, des propositions existent déjà comme l’économie de fonctionnalité (économie du partage, de services) qui donnent accès à des services plutôt qu’à des produits, ou bien encore l’économie circulaire qui optimise l’utilisation des ressources. Peu à peu, ces solutions nous amèneront aussi à revoir nos modes de vie.

Comment adapter les entreprises à ces nouveaux modèles ?

De nombreuses entreprises continuent de penser leur politique RSE à coté de leur stratégie de croissance au lieu d’inscrire leur stratégie de croissance dans les limites planétaires. Or, la plupart des ressources nécessaires pour alimenter leur croissance ne sont pas renouvelables. C’est pourquoi, il faudrait commencer par interroger la définition de la croissance. Par exemple, le PIB ne prend pas en compte les services rendus par la forêt (biodiversité, puits carbone…) qui sont pourtant indispensables à l’économie. Il est donc important de leur donner une valeur. Sinon, la croissance du PIB rend plus intéressant de faire des plantations d’huile de palme ou des mouchoirs en papier que de gérer durablement les forêts et de préserver l’avenir. C’est aussi pourquoi il faut changer d’indicateur économique, pour tenir compte de la résilience des États et des entreprises aux changements climatiques, de leur dépendance aux matières premières, etc.

À quels grands enjeux de sobriété les entreprises vont-elles être confrontées ?

Ils sont potentiellement nombreux mais on peut citer l’eau et certains métaux dont les pénuries sont inévitables à plus ou moins long terme. Déjà, la « crise des composants électronique » en 2021-2022 l’a bien illustré puisqu’à la suite d’une sécheresse, Taïwan a dû ralentir la production de puces. Or, comme l’île asiatique représente globalement près de deux tiers de la production, la sécheresse taïwanaise a finalement affecté toute l’économie mondiale. On peut aussi se poser des questions concernant l’électrification de notre parc automobile : on compte aujourd’hui moins de dix pays exportateurs de lithium dans le monde dont deux (l’Australie et la Chine) fournissent à eux seuls 70 % de la production mondiale. La production est donc encore beaucoup plus concentrée que pour le gaz et le pétrole. Et la ressource est tellement demandée que les prix ont été multipliés par huit en 18 mois. Donc, pour certaines entreprises, la question du coût et de la rentabilité pourrait se poser. Et même celle du modèle d’affaire qui dépend largement du prix des matières premières.

Quel conseil donneriez-vous aux managers qui peuvent parfois se sentir démunis ou découragés face à ces enjeux ?

Certes, l’équation à résoudre est complexe, mais on n’en a jamais eu autant conscience et on n’a jamais eu autant de moyens pour trouver des solutions ! Le futur ressemble parfois à un concentré de contraintes. À nous de le considérer plutôt comme un défi à relever et de passer d’un « mode contrainte » à un « mode projet », en s’appuyant sur l’intelligence collective et la cohésion des équipes. Jouer collectif me semble être une clé essentielle.

Pensez-vous que la sobriété puisse être désirable ?

Cette expression me fait penser aux médicaments pour enfants qu’on enrobe de sucre… Le mot « sobriété » porte en lui une connotation négative, il désigne une sorte de renoncement nécessaire. C’est pourquoi à l’expression de « sobriété désirable », je préfère de loin celle de « frugalité », empruntée à l’architecte français Philippe Madec. Et derrière les mots, il y a la question qu’ils soulèvent : est-ce que j’ai vraiment besoin d’avoir 17 paires de chaussures dans mon placard ? Pourrais-je être heureux ou heureuse avec moins de paires ? Finalement, la frugalité représente la pleine satisfaction de nos besoins alors que la sobriété renvoie à la frustration de nos désirs. Autrement dit, le problème est peut-être moins l’offre que notre demande…

 

Rédaction Cécile Roger

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